
Deux ou trois choses que je sais de vous
Camille Guichard
Durant un mois, à l’hôtel Ryad à Marseille où je loge, ma performance consiste à aborder les clients de passage, afin de pouvoir entrer dans leur chambre pour les photographier.
Les réactions sont diverses, la plupart du temps méfiantes ou amusées, parfois intéressées. Ouvrir sa porte à un inconnu n’est facile pour personne, le fait de s’exposer encore moins, et je le conçois très bien. Aussi je n’hésite pas à leur expliquer plus en détail ce que je désire d’eux : une sincérité dans un espace qu’il occupe brièvement, mais dont il laisse une trace malgré eux. Un moment de vie qui les représente.
Les refus sont nombreux. Il m’arrive de rester bredouille pendant des jours et des jours, et l’attente est longue. L’épuisement et le doute sont mes compagnons au quotidien, heureusement des clients acceptent -ils sont rares, mais précieux-, ainsi que les femmes de ménage que j’ai décidé de mettre dans la boucle, elles-mêmes occupant les chambres à leur façon.
Pour ceux qui refusent, je photographie leur lit défait, mais les plis, les creux et les aplats des oreillers et des couettes en disent long sur leur personnalité, autant que les clients qui m’ont permis de pénétrer dans leur chambre.
Une fois la prise de vue terminée, je demande à chaque intervenant, un mot, une phrase qui les représente, à partir desquels j’écris des fictions. Une manière de retranscrire les sensations que j’ai ressenties au cours des séances photographiques, et d’imaginer des personnages qui ne sont pas forcément ceux que j’ai photographiés, mais qui m’ont inspiré. Une manière de dire que l’intimité est celle que l’on veut bien dévoiler, elle peut être apparente, trompeuse, mystifié, voire mise en scène. Dans tous les cas, elle laisse la porte ouverte à l’imagination, à l’écrit. La photographie devient le déclencheur des histoires racontées.

Il est né, en bordure d’une route de montagne, dans la voiture qui le menait à l’hôpital le plus proche de la ferme de ses parents. La conduite de son père a accéléré sa naissance.
Contractions, souffrance, cris et pleurs.
Fils unique, il a été choyé par sa mère jusqu’à sa majorité où il a décidé de rester à la ferme. Son père l’a laissé libre de choisir son avenir, tout en le faisant participer très jeune aux travaux de l’exploitation.
Il se dit chanceux d’avoir eu des parents comme les siens, aimants, attentifs et bienveillants. Ils lui ont donné l’amour de la nature, des animaux, l’amour tout court, même s’il ne l’a pas encore rencontré en chair et en os. Pour le moment, ça reste une idée floue, loin d’être une nécessité.
Il seconde son père dans l’élevage des bovins, et compte bien, un jour, prendre sa succession, sans trop révolutionner son mode de fonctionnement. Il est plutôt quelqu’un qui revendique une conception ancestrale de l’élevage des vaches laitières, même si récemment il a convaincu son père d’acheter un logiciel qui surveille les bêtes et favorise la détection de pathologies comme la boiterie, aidant aussi à surveiller les chaleurs, les vêlages, l’alimentation ou le stress des bovins.
Il travaille sept jour sur sept. Les vacances, il n’en n’a jamais prises. Il a toujours pensé qu’il s’ennuierait à ne rien faire en quittant son cheptel. Il est ancré dans sa montagne comme un navire à son port d’attache, qu’il neige, vente ou fasse soleil.
La mer, il ne l’a jamais vue. Elle ne lui manque pas.
Et pourtant la vie va le surprendre ou du moins lui montrer que le plaisir n’est pas seulement dans sa ferme et ses vaches. Un jour, il gagne à une tombola, un séjour dans un hôtel en bord de Méditerranée. Et là, le choc.

La retraite, ils l’ont accueillie avec bonheur, elle a décuplé leur soif de voyage, d’horizons lointains. L’Afrique est leur pays de prédilection, l’endroit où ils se sentent le plus en harmonie avec la nature. Ils aiment ses paysages grandioses et ses autochtones, loin de Bristol où ils partagent leur vie commune depuis plus de cinquante ans.
Le choix du voyage, c’est lui qui s’en charge. Il a le sens de l’organisation, et il aime surfer sur internet à la recherche de destinations surprenantes, au prix attractifs. Mais dernièrement, il a eu un petit coup de mou, rien de grave, juste l’envie de se reposer un peu, de ne plus être dans l’action, mais la contemplation et le silence.
Sa femme n’a pas compris tout de suite ce qu’il se passait. Elle s’est inquiétée, ne reconnaissant plus son mari, habituée à le voir toujours dans l’action, ayant mille idées à la seconde. Elle l’a supplié de faire des examens, les fondamentaux. Bonne poire, il a obéi, sachant très bien que le problème – qui n’en n’était pas un pour lui- était ailleurs. Cet ailleurs n’était plus dans la découverte de grands espaces lointains, mais ici, dans un temps suspendu, chez lui, assis dans son fauteuil face à la baie vitrée de son salon et au-delà sur un pâturage en pente douce où il pouvait suivre les déambulations d’un troupeau de moutons, dessinant leurs déplacements sur des grandes feuilles de papier Canson, repris ensuite à la peinture acrylique, des œuvres aux formes explosives qui faisaient penser aux tableaux de Georges Mathieu.
Les résultats des examens médicaux reçus par Internet – tout était parfait, même son taux de cholestérol avait baissé -, il fit asseoir sa femme à ses côtés, face au Meadow, comme ils auraient pu le faire assis dans un 4X4 à observer la savane et ses animaux sauvages. Et sans rien dire, il l’obligea à attendre la tombée de la nuit, puis la nuit entière, sans parler. Et à l’aube, ils allèrent se coucher comme ils avaient l’habitude de le faire depuis qu’ils se connaissaient, en se serrant l’un contre l’autre.
Le lendemain matin, elle lui posa la question qui lui brûlait les lèvres :
- Est-ce que tu ne ferais pas une dépression ?
- Non. Et toi ?
- Comment ça, moi ?
Silence.
C’est alors qu’elle se demanda s’il n’avait pas raison : ils s’aimaient, voyageaient beaucoup, toujours sous ses directives, mais au fond que désirait-elle vraiment ? Son mari, aujourd’hui, prônait de se reconnecter à leur vie de couple, tout en restant chez eux, mais est-ce de cela dont elle avait envie ?

Ils aiment voyager en Europe, loin de Montréal où ils habitent depuis toujours. Leur fils unique un jeune garçon plutôt solitaire, passe la plupart de son temps à dessiner. A première vue, tout devrait être facile pour voyager ensemble, à part le fait que le choix des villégiatures pose toujours problème. Monsieur aime le Nord de l’Europe, madame le Sud. Des désirs contradictoires qui provoquent chamaillerie, argumentation à n’en plus finir, même si la solution serait d’accepter une fois pour toute l’alternance de leur choix de destination. Leur fils tranche à leur place et ils se plient à sa volonté. Aussi l’emmènent-ils désormais avec eux systématiquement.
Madame a trouvé un bel hôtel à Marseille, à l’architecture marocaine faisant pensée à la demeure d’une médina, pour y séjourner quelques jours en famille. Elle est ravie de ce dépaysement, loin de son pays natal, le Canada. Elle adore l’ambiance de la ville, son côté cosmopolite, le grouillement de ses habitants, la chaleur qui loin de l’étouffer l’apaise et lui impose un rythme de vie plus lent qu’à son habitude.
Monsieur fait un peu la tête, le brouhaha lancinant des rues et des sirènes de police, la saleté des trottoirs et le mistral qui souffle sans prévenir, sont autant de points négatifs qui alimentent son regret de ne pas être à Oslo, son choix de voyage. Mais les balades en mer, la visite des calanques et les dîners servis tard en terrasse font vaciller ses certitudes. Au bout de deux jours, il ne se plaint plus, il décide même de prolonger leur périple plus au Sud. Sa femme ne comprend pas tout de suite, car plus au Sud, il n’y a rien si ce n’est la Méditerranée. Oui, il propose de la traverser, de se rendre au Maroc, de louer un vrai Riad à Marrakech. Le jeune garçon applaudit l’audace de son père. Madame est troublée, elle ne sait que répondre, pourtant le Sud a toujours été sa destination de rêve. Elle se sent contrariée comme si le fait de ne plus être contredite dans ses choix la vidait de tout désir. Et la mettait en face d’une autre réalité, celle de ne pouvoir aimer que dans l’adversité.
Son mari et son fils attendent sa réponse. Alors ?

Jamais il n’aurait imaginé quitter sa Kabylie natale, son village non loin de Tizi Ouzou où il est né et où il a passé son temps à aider ses parents à la récolte des olives, mais surtout à écrire des poèmes en tifinagh – la plus vieille écriture utilisée dans le monde- revendiquant son identité berbère. Mais ses écrits restent confidentiels et il se heurte à l’idéologie officielle en Algérie et ses tentatives d’arabisation, et n’arrive pas à se faire éditer. Alors en tant qu’Amazigh, c’est-à-dire « homme libre », il décide à l’âge de 30 ans de quitter son pays et d’aller vivre à Marseille.
Ne plus vivre dans le giron de sa famille est un choc, savoir sa mère loin de lui, une déchirure. Mais loin de l’éloigner de ses traditions, cela renforce son identité et ses valeurs d’hospitalité, de solidarité et de liberté. Il fait la connaissance d’un groupe d’artistes kabyles et de chanteurs qui l’accueillent comme s’ils faisaient partie de la famille. Pour vivre, il trouve un boulot à l’accueil d’un hôtel sur la Canebière. Très apprécié de la clientèle, il a le contact facile et a le don de rendre les gens à l’aise, de désamorcer les conflits, faire en sorte que l’hôtel soit un lieu de convivialité et où les plus mal lunés s’aperçoivent très vite qu’ils doivent changer attitude.
Il lui arrive de préparer un tagine le dimanche midi où il invite ses amis, mais également des clients de passage qu’il trouve sympathique. Ça rit, discute à tout va, et au dessert, Mohamed prend sa guitare et entonne des chansons kabyles, accompagné de ses amis.
L’exil marque son écriture et la blessure que génère son déracinement, la rupture avec sa famille. Il se retrouve dans un terrible sentiment d’étrangeté en vivant loin de ses racines, et se tourne alors vers une écriture autofictionnelle. Il essaie de composer avec ses origines qui remontent sans cesse à la surface et l’oblige à se redéfinir par rapport à elles. Il est bousculé par cette expérience de la perte de l’être qu’il était et celui qu’il devient. Et s’efforce par l’écriture à essayer de colmater cette faille qui se creuse en lui, entre l’homme qu’il devient malgré lui et celui de sa terre d’origine. A tel point qu’un jour, il ne veut plus être lui-même, comme s’il avait l’impression d’un déclin, et pour échapper à la dépression qui le guette, il se réfugie dans ses souvenirs, se repasse sa vie dans les oliverais, ses cueillettes avec ses parents, se remémore la couleur de la terre et du ciel, le parfum des essences sauvages.
Le même jour, un éditeur l’appelle, plus impressionné par son écrit autobiographique que par ses poèmes berbères. Il aimerait l’éditer pour la rentrée littéraire de septembre. Mais lui, il ne veut plus parler d’exil, il veut échapper à sa douleur. Oublier qui il est. Se taire. Il raccroche avec son interlocuteur, se rue dans les toilettes pour vomir tout ce qu’il n’est pas. L’éditeur le rappelle aussitôt, mais il laisse le téléphone sonner. Une voix intérieure lui demande de décrocher, il a toujours rêvé d’être écrivain, depuis son enfance, c’est la chance de sa vie, il doit continuer à recomposer son univers littéraire à travers un imaginaire auquel l’exil l’a arraché. Il hésite, la sonnerie du téléphone ne faiblit pas. Aura-t-il la force de décrocher et d’accepter l’être fractionné qu’il est devenu ?

Le couple a donné le goût du voyage à leur enfants, le désir de se confronter à l’inconnu. Leurs deux grandes filles ne viennent plus avec eux, la troisième, une adolescente timide, se laisse toujours convaincre, sans trop de réticence. Elle a du mal à s’affirmer, à se rebeller comme le font les filles de son âge. Pourtant ses parents ne l’ont jamais brimée, ni guidée dans ses choix, la laissant libre de ses agissements et de ses envies.
Peut-être trop de liberté tue la liberté, pense souvent son père.
Non, la liberté n’a pas de prix, lui rétorque sa mère, elle ouvre des espaces et permet de mieux se comprendre.
Mais la jeune adolescente ne se comprend pas, pire elle se déteste. Elle n’aime pas son visage émacié à la peau lisse et fine, sa poitrine déjà opulente pour son âge, ses grandes jambes de héron. Aussi cache-t-elle son corps dans des vêtements amples, d’homme de préférence.
Alors ne désire-t-elle pas être tout simplement un homme ? ose lui dire un jour sa mère.
L’idée ne lui avait pas effleuré l’esprit, même si dans sa classe deux adolescentes ont sauté le pas. Mais elle lui répond, non. Elle se sent fille et pas garçon. Mais pas totalement incarnée non plus, c’est surtout ça. Son père a du mal à comprendre ce qu’elle veut dire, sa mère coupe court à la discussion et décide d’un voyage pour en parler, hors de Suisse où ils partagent leur vie. Direction Marseille. Pourquoi cette ville ? Le père aime la méditerranée. Sa femme adore nager nue dans la mer, surtout quand elle est chaude. L’adolescente adorait se baigner, avant d’avoir des rondeurs trop voyantes, dans le radar de garçons trop prévisibles. Elle préfère désormais rester sous le parasol.
Dans la calanque de Sormiou, ils se mettent à l’écart de la plage sur les rochers. Pour discuter tranquillement, alors qu’ils viennent à peine d’arriver à Marseille.
Les parents se jettent à l’eau, elle enlève son maillot de bain ; nue c’est tellement bon. Il l’imite, leur fille reste sur le rocher. Tu n’as pas le choix lui dit sa mère. Si tu veux t’incarner c’est maintenant ou jamais. L’adolescente sait que sa mère a raison et son père renchérit, n’aie pas peur ma chérie, on est tous passé par là. Et ils s’en vont en nageant vers le large, tandis que des adolescents se dénudent à leur tour sur les rochers et se lancent dans l’eau, en hurlant. Qu’est-ce que tu attends ? lui balance son cœur qui bat à cent à l’heure.

Le voyage est inscrit dans ses veines, sa manière de vivre. Toujours à l’écart des grandes villes, sur des parkings ou des aires réservées aux caravanes. Sa famille tsigane ne manque de rien, l’argent ils en ont. Et même beaucoup. Mais ils le taisent. Ils préfèrent être traités de voleurs, de gens assistés plutôt que de dire qu’ils sont comme tout le monde et qu’ils gagnent leur vie honnêtement. Même si l’argent au noir fait partie du surplus des recettes officielles. Son père, c’est le roi du manège. Avec son grand huit, il fait la tournée royale des fêtes foraines d’avril à octobre. Mais depuis la crise, les clients dépensent moins, aussi au lieu de continuer à vivre avec sa famille qui doit rejoindre un convoi d’autres gens du voyage dans le Tarn, il décide de se sédentariser. Il est jeune et rêve d’être médecin. Sa mémoire est son allié, sa passion qu’il entretient depuis son plus jeune âge, une nécessité. Il a lu beaucoup de livres de médecine dans sa caravane, visionner un nombre incalculable de films sur les différentes disciplines médicales, et réussit des formations courtes puis longues dans le domaine de la santé après son bac obtenu avec mention très bien, alors que ses camarades faisaient l’école buissonnière ou passaient leur temps devant des consoles de jeux. A l’adolescence, il savait guérir les maladies les plus communes. Dans sa communauté, on l’appelle le toubib. Et il compte bien le devenir. Pédiatre serait son rêve, une décennie d’études pour y arriver.
Personne ne veut lui louer une chambre ou un studio. Dès que les propriétaires connaissent ses origines, la porte se referme sur lui. Comme les banques, d’ailleurs. Alors il a élu domicile dans un hôtel bas de gamme, une chambre pas trop cher que ses parents financent même s’ils sont déçus qu’il n’ait pas eu envie de continuer l’aventure avec eux. Et surtout de reprendre le Grand slalom de 50 mètres que son père venait d’acheter pour qu’il s’en occupe.
Grâce au système des passerelles pour les étudiants en soin infirmier, il dépose sa candidature à la faculté des sciences médicales et paramédicales d’Aix-Marseille. Et pour ne pas attendre le résultat seul dans sa chambre d’hôtel, il rejoint ses parents qui stationnent pour l’été, près d’Arles. Et à peine arrivé, il remplace son père au grand slalom fier de lui montrer sa nouvelle acquisition, mais surtout qu’il soit revenu parmi eux. Il espère qu’il ne repartira pas, réticent à l’idée que son fils suive des études qui lui boufferont toute sa jeunesse.
Il travaille sans relâche au grand slalom, sans se laisser de temps de pause, pour oublier le jour J où il sera ou non admissible à la faculté qu’il a choisie. Et retrouve tout de suite sa place au milieu des siens, n’hésitant pas à soigner ceux qui le demandent. Sa mère est heureuse de le voir reprendre sa place dans la communauté.
- Est-ce qu’il reviendra vivre avec eux s’il devient médecin pour de vrai ? hésite-t-elle à lui demander.
- Je ne sais pas.
- Pourquoi as-tu besoin de ce diplôme ?
- Je veux pouvoir prononcer le serment d’Hippocrate.
- Tu soignes très bien sans ça.
- Maman, il est important pour moi de dire devant mes paires : « Je donnerai mes soins à l’indigent et à quiconque me les demandera. Je ne me laisserai pas influencer par la soif du gain ou la recherche de la gloire. »
Sa mère reste sans voix, les larmes lui montent aux yeux.
Le jour J, il allume son ordinateur pour regarder le résultat des admissions. Mais au même moment, un accident se produit sur le grand huit. Son père l’appelle au secours. La voix d’Hippocrate lui rappelle alors « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Mais il reste tétanisé entre l’envie de savoir s’il est admissible -et deviendra alors un vrai médecin comme le dit sa mère-, et de sauver des vies, tout de suite. Il demande à Hippocrate de l’aider à trancher, mais son silence le renvoie à lui-même. Un silence qui dure et qu’il est urgent de rompre. Qu’est-ce qu’il attend au juste ?

Elle connaît la ville dans ses moindres recoins, son chaos dit-elle crée chez elle une émulation et une énergie propres à sa création, la peinture. Beaucoup de portraits, de visages sombres, traversés par des pensées troubles. Avant de faire des ménages dans un hôtel de la Canebière, elle a eu une vie de famille, des enfants qu’elle a élevés comme sa mère l’avait fait avant elle : avec amour et bienveillance. Désormais, elle vit seule, et quémande cette liberté aussi bien dans la ville que dans les voyages qu’elle s’accorde deux fois par an. Des voyages qu’elle veut itinérants, à la rencontre d’inconnus qui deviendront, le temps d’une escale, des amis de passage. Elle aime le contact, échanger, apprendre, donner.
Monter descendre les escaliers de l’hôtel qui n’a pas d’ascenseur, devient chaque jour plus pénible, les bras encombrés de draps et serviettes de bain. Aussi ne travaille-t-elle qu’à mi-temps, un salaire minimum qui lui permet de subvenir à ses besoins et de quoi acheter aussi un peu de matériel de peinture.
Mais un jour, elle apprend que l’hôtel va fermer et que toutes ses habitudes, certes précaires mais bien réglées, vont changer. Trouver le même emploi dans un autre hôtel n’est pas la première chose à laquelle elle pense, au contraire, cette idée ne lui paraît pas opportune. Alors quoi ? Être pleinement artiste ne répond pas non plus à son envie de liberté. Elle a besoin d’autre chose. Mais quoi ?

De l’autre côté de la Méditerranée, à Sfax où elle est née, elle a compris qu’elle ne pourrait jamais vivre sans la grande bleue. Et à Marseille où elle vit désormais, il en est de même.
Ses parents ont immigré alors qu’elle avait 9 ans. Ils ont ouvert un restaurant de poissons, non loin du vieux port, en plein quartier Noailles. Leur spécialité, le couscous au poisson accompagné de la charmoula -une sauce à base de raisons secs, oignons, huile d’olive et épices-, est notifié dans tous les guides touristiques de la ville.
Elle aurait pu être heureuse et vivre en bonne harmonie avec ses parents, mais à sa puberté, elle a compris qu’en tant que fille, elle avait des obligations à respecter et qui ne lui correspondaient pas. Entre autres, obéir à un époux choisi par sa famille sans qu’aucun sentiment ne le rattache à lui. Une tradition surannée que ses parents voulaient perpétrer malgré le bel exemple de leur intégration.
A quinze ans, le cœur gros, elle abandonne tout, l’école et ses copines, le restaurant et ses parents, les hommes de sa communauté et leurs prérogatives. Elle rêve de liberté, de vivre sans dictat.
Aujourd’hui, elle travaille comme femme de ménage dans un hôtel de la Canebière, non loin du restaurant de ses parents. Contrairement à certaines de ses consœurs affectées par la pénibilité de leur travail et l’intimité dévoilée de clients peu enclin à cacher leur vie privée, elle exécute sa tâche sans affect et clôt sa journée par de longues marches en bordure de mer. Toujours ce vent de liberté qu’elle recherche avec frénésie, sans être liée à un homme qui lui imposera ce qu’elle doit faire.
Un soir, sur la plage déserte, elle croise le chemin d’un jeune homme aussi empreint de liberté qu’elle. De bonne famille, comme on dit. Ayant suivi de hautes études et quitté un poste dans la finance pour devenir jardinier, au service de la ville.
Premier regard, première certitude. Fuite et retour. Approche et peur de ne plus vivre à l’unisson de son cœur, mais de deux cœurs.
Au moment où ils commencent à se parler, le mistral se lève et efface leur confidence. Une fois la bourrasque passée, le silence reprend ses droits. Ils s’y plient alors qu’ils devraient dépasser la peur de se confier l’un à l’autre. D’avouer l’innommable -tellement refoulé-, qui est sorti de leur bouche. Mais auront-ils l’audace de répéter ce qu’ils se sont dits ?