Ces blessures lancinantes qui ne guérissent jamais

Je marche.
C’est là que tout commence.
Dans cette lenteur choisie, dans ce déplacement attentif qui n’a rien d’unpèlerinage ni d’une simple promenade. Marcher pour regarder, marcher poursentir, marcher pour se rendre disponible. Je longe les rivages, les estuaireset les fleuves, je traverse les forêts, les champs, les rochers et les dunes.Je cherche quelque chose, d’indicible. Qui doit capter mon regard, mais avanttout qui me bouleverse. Ce que je guette, ce sont des signes. Des marques. Desstigmates.

Des blessures.

Ce ne sont pas des catastrophes évidentes, pas des paysages dévastés, pas des incendies ni des inondations. Ce sont des blessures infimes. Des traces presque honteuses que le vivant essaie de dissimuler. Un sol qui s’effrite, une dune qui s’affaisse, un tronc fendu, explosé, un rythme rompu. Ce sont des déséquilibres minuscules, des tensions dans la matière, des effondrements en devenir. Des micro-événements. Presque rien.

Et pourtant tout y est.
Toute la violence discrète du changement climatique.
Tout le basculement silencieux de notre époque.

Je photographie ces cicatrices comme on prend soin d’un corps. Il ne s’agit pas pour moi de documenter, encore moins de dénoncer. Mon appareil n’est pas une arme, ni même un outil d’archivage. Il est un prolongement du regard. Et mon regard cherche l’intime. Je capte des moments de vulnérabilité, des instantanés de bascule. Ce sont des images qui ne crient pas. Elles murmurent. Elles pleurent parfois.Elles portent en elles une mélancolie sourde, un déséquilibre contenu.

Chaque image est un fragment. Un fragment de chair du monde.

Et c’est précisément là que ma démarche prend un autre tournant.
Je ne veux pas que ces photographies restent de simples tirages. Je refuse la platitude du papier, la froideur de l’image bien cadrée. Je veux que ces photographies deviennent elles-mêmes surface blessée, qu’elles incarnent ce qu’elles montrent.
Alors je choisis un support particulier, une émulsion photographique qui devient peau.
Je travaille l’image comme une matière vivante.
Je la tends, je la malmène parfois.
Je l'accroche à l’aide d’épingles, comme on épingle des papillons morts dans les vitrines d’un musée d’histoire naturelle. Chaque photo devient alors unerelique, une peau tendue, une membrane fragile suspendue entre deux états :entre vie et disparition, entre souvenir et altération.

C’est un geste ambigu. Il y a de la cruauté dans cette épingle. Mais aussi du soin. Du recueillement. C’est une manière d’exposer les choses dans leur plus grande vulnérabilité. De montrer que la beauté peut surgir dans la faille, dans l’imperfection, dans la trace. L’image n’est plus une simple représentation.Elle devient témoin. Témoin d’un corps-monde qui se délite et résiste en même temps.

Car la nature ne se contente pas de souffrir. Elle s’adapte, elle réagit, elle compose avec la perte. Mais à quel prix ?
C’est cette tension que je cherche à faire apparaître.
Une tension entre la blessure et la résilience, entre l’esthétique et l’éthique, entre la contemplation et le constat.

Mon travail est une tentative d’écoute.
Écouter les silences du monde.
Entendre ce que la nature ne sait plus cacher.
Et faire image avec.
Faire image avec la douleur, la discrétion, la transformation.

Ma pratique photographique est lente, fragile, traversée par le doute. La répétition, l’épuisement, la frustration.
Elle se situe à la lisière : entre art et rituel, entre paysage et anatomie, entre regard et toucher.
Je ne cherche pas à montrer le monde tel qu’il est, mais tel qu’il se transforme sous nos yeux.
Je veux que l’image garde une part d’ombre. Qu’elle questionne, qu’elle résiste à l’évidence.

En montrant ces cicatrices, je ne cherche pas le geste politique.
Je cherche l’attention.

Parce qu’il faut apprendre à voir autrement.
À ralentir.
À ressentir les choses dans leur fragilité essentielle.
À reconnaître que le monde est une matière vivante, mouvante, marquée.
Et que nos gestes, nos choix, nos indifférences laissent des traces — parfois invisibles, mais indélébiles.

Mes photographies sont des empreintes de ces traces-là.
Des fragments de peaux du vivant.
Des portraits discrets de ce qui, peut-être, est déjà en train de disparaître.
Mais aussi des actes de mémoire.
Et peut-être, malgré tout, de réparation.